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Jadis – il n’y avait pas si longtemps –, la chaussée d’Anvers grouillait de vie. Même la nuit. Il y avait les portes des cafés qui s’ouvraient, libérant un bref flot de lumière jaune. Des gens, hommes et femmes, en sortaient, parfois en s’invectivant avec des voix avinées – même s’ils avaient bu uniquement de la bière, ce « pinard » du petit peuple bruxellois. Mais le plus souvent, ils s’attardaient en longues conversations stériles dans ce patois folklorique, fait de français massacré et de flamand de cuisine. Il y avait les fenêtres qui s’ouvraient pour livrer passage à des dormeurs qui hurlaient pour réclamer le silence. Des gens marchaient d’un bon pas, tournant le dos au centre-ville, revenant du cinéma ou de quelque agape.
Aujourd’hui, c’était fini. Les maisons, à gauche et à droite de la chaussée, avaient été jetées bas et, avec elles, les petits « cavitjes ». Et plus personne – ou presque – n’allait au cinéma, tout le monde étant immobilisé chez soi par la télévision.
Avant, la chaussée d’Anvers, c’était la rumeur nocturne ; aujourd’hui, c’était le silence. Avant, la chaussée d’Anvers, c’était la vie ; aujourd’hui, c’était la mort.
Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient arrêtés sur le trottoir de gauche de la chaussée. La largeur de celle-ci les séparait de l’étendue vertigineuse de Manhattan – ou de ce qui avait voulu être une réplique, à une petite échelle, de la vraie Manhattan. Des tours s’élevaient bien çà et là, tels des menhirs cubistes plantés par le hasard, mais elles ne faisaient qu’ajouter à la solitude. Parfois, une voiture passait tel un pachyderme apeuré, sorti de la nuit, retournant à la nuit. Le bruit de son moteur n’écorchait même pas le silence.
La chaussée traversée, Bob Morane et l’Écossais s’engagèrent dans une rue dont ils ne cherchèrent même pas à connaître le nom. S’agissait-il d’ailleurs bien d’une rue ? Plutôt une allée qui, s’enfonçant en droite ligne à travers d’anciens terrains vagues qu’on avait tenté de civiliser, filait vers le lointain quartier Nord et ses établissements louches, sa faune équivoque.
À gauche et à droite, pas de maisons. Seulement, comme des pions posés sur un jeu d’échecs, quelques hauts bâtiments modernes, mi-tours, mi-blockhaus. Des façades plates, à demi mortes, où brillait seulement par endroit une lumière oubliée. Le silence. Sauf, par moments, un chuintement de pneus sur l’asphalte.
Il faisait tiède. Une tiédeur humide avec, très haut, le bousculement de lourds nuages.
— Nous sommes déjà venus ici, dit Bill. Mais je n’aime pas plus le coin que la première fois…[7]
— Ce n’est pas fait pour être aimé, fit Morane d’une voix sourde. Et, pour le moment, j’ai l’impression d’être là pour rien…
— N’oubliez pas, commandant, ce qu’on a dit au téléphone…
— Je sais, Bill… Qu’on nous contacterait… Mais cesse de m’appeler « commandant » !
— Le ferai plus, commandant… Vous l’jure, commandant…
Ils rirent. Ce qui prouvait que, souvent, les plaisanteries les plus éculées sont les meilleures.
Venu du fond de la nuit, il y eut un bruit de pas qui se rapprochait rapidement. Un bruit feutré.
— Quelqu’un ! décida Bill.
Les deux amis ralentirent leur marche, leurs regards fixés droit devant eux, dans la direction d’où venait le bruit de pas qui, à chaque instant, se précisait davantage.
— Pas d’erreur, fit encore l’Écossais, on a de la visite… Comme pour confirmer ces paroles, une silhouette humaine se découpa dans les demi-ténèbres de la nuit rendue moins dense par la lumière de hauts lampadaires.
L’homme se rapprochait rapidement, à pas ouatés. Quand il ne fut plus qu’à quelques mètres de Morane et de Ballantine, il s’arrêta. Les deux amis purent alors le détailler. Taille moyenne. Vêtements indéfinis. Un visage qu’on ne pouvait qu’oublier tout de suite après l’avoir aperçu. Jamais être humain n’avait été aussi inexistant. Il parla, et sa voix sans timbre était tout aussi inexistante que sa personnalité physique.
— Je suis chargé de vous accueillir… Suivez-moi…
— Chargé par qui ? fit Ballantine. Et pour aller où ?… Pas de réponse. L’homme avait tout simplement tourné les talons.
— Et vous êtes qui ? fit encore l’Écossais en haussant le ton. Bon… monsieur personne si je comprends bien…
— Suivons-le, décida calmement Morane. Nous sommes là pour ça…
Déjà, l’homme s’éloignait. Bob et Bill lui emboîtèrent le pas. Les quelques tours qui se dressaient çà et là, aveugles et silencieuses, dans ce qui était peu de temps encore auparavant un terrain vague, n’étaient que les éléments d’un décor.
Le type savait où il allait. Il franchit une barrière, s’avança sur l’étendue verte, que l’obscurité fonçait, s’arrêta devant un tronçon de muraille derrière laquelle luisaient les marches en briques d’un escalier aux profondeurs noyées dans les ténèbres. L’inconnu descendit quelques marches, récupéra un fanal halogène, en fit jaillir la lumière crue, se tourna vers Morane et l’Écossais, dit encore de sa voix de papier mâché :
— Suivez-moi…
Le trio descendit une cinquantaine de marches. Des briques gluantes de mousse, d’où montait une odeur de terre humide.
— On va où comme ça ? interrogea Bill.
L’homme n’eut pas besoin de répondre. Ils venaient de déboucher dans une vaste salle au sol de ciment qui s’écaillait. À gauche et à droite, des portes de fer, dont plusieurs battants manquaient, juste assez larges pour livrer passage à une voiture.
— Un parking, décida Bill Ballantine.
On avait sans doute commencé sa construction, creusé le sous-sol, bétonné le sol lui-même et les murs, aménagé les emplacements, placé les portes de métal. Puis, subitement, alors que les travaux étaient presque terminés, ils avaient été abandonnés. Pour des raisons obscures. Peut-être par manque de capitaux. Ou parce que les promoteurs ayant financé l’édification des tours avaient fait corriger les plans. Ainsi, tout doucement, ce qui était destiné à être un parking était retourné à l’oubli. Déjà une ruine avant d’avoir été achevé. Sans doute l’endroit n’était-il porté sur aucun plan. On ignorait même qu’il existait.
*
* *
— On va où comme ça ? répéta Bill Ballantine.
Partis du « parking abandonné », les deux amis et leur guide s’étaient enfoncés à travers un dédale de caves humides, communiquant entre elles par des passages creusés à la hâte. Parfois, il fallait avancer de biais, ou se courber pour réussir à progresser. Une odeur d’humidité, de salpêtre qui prenait à la gorge. Devant Bob et Bill, la lumière du fanal électrique brandi par leur guide faisait penser à la clarté défunte d’une galaxie en train de mourir elle-même au sein d’un univers enfoui.
Peut-être s’agissait-il là de ce qui restait des caves de la chaussée d’Anvers détruite ou, au contraire, de souterrains pratiqués jadis sous le quartier Nord et qui, de là, s’étendaient, en se ramifiant, sous toute la capitale. Difficile, dans ce labyrinthe, de s’orienter. Bob aurait pu consulter la minuscule boussole accrochée à son trousseau de clefs, mais il préférait s’en abstenir pour le moment afin de ne pas risquer d’attirer l’attention de leur guide.
— On va où comme ça ? répéta pour la deuxième fois Bill Ballantine en haussant la voix.
Toujours pas de réponse.
— T’énerve pas, Bill, intervint Morane. On ne sait pas où on va, c’est sûr, mais ce qui est certain c’est qu’on y va… Et puis, tu sais bien que Monsieur Ming, si c’est bien de lui qu’il s’agit, est un peu comme une taupe… Toujours dans la terre…
— C’est pas ça qui m’étonne, commandant… C’est le fait que ce satané fichu Mongol ne se soit pas encore manifesté…
— Faut prendre patience, Bill… Faut prendre patience…
Ce fut soudain. Un bref tunnel à la voûte en plein cintre, sans doute une conduite d’égout désaffectée, et le trio déboucha dans une large salle carrée, aux murs jadis chaulés. Un peu partout, des inscriptions en allemand, encore bien nettes, tracées au pochoir, comme : « Achtung, find hört mit ». Sur le mur du fond, un grand « Heil Hitler », également tracé au pochoir, s’écaillait sous la lente usure du temps. Quelques croix gammées, noires comme la mort, rappelaient que, jadis, la barbarie avait régné là. Le tout était éclairé par la lumière rouge et fumeuse du pétrole enflammé contenu dans de vieilles boîtes de fer blanc. Sans doute s’agissait-il là d’un ancien abri contre les bombardements aménagé par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale.
— J’ai l’impression que nous sommes arrivés à destination, souffla Bill Ballantine.
Leur guide s’était arrêté, pour aller se coller à la muraille, toujours aussi muet, toujours aussi énigmatique, juste sous une svastika qui lui faisait comme une auréole maléfique. Il avait éteint son fanal halogène et l’avait déposé à ses pieds.
Il y eut un long moment de silence. D’attente. Puis, au-delà d’un grand trou noir béant dans une des parois de la salle, il y eut comme un glissement de pas, un froissement de tissu, à peine perceptibles.
Bob Morane regardait autour d’eux, à la recherche d’une voie de fuite. Au cas où la fuite se révélerait nécessaire. Tout de suite, il avait repéré l’escalier bétonné qui se hissait vers le plafond, s’y enfonçait. Encombré à présent de détritus, de débris de toutes sortes, il devait servir d’accès à l’abri, à l’époque de l’occupation allemande, plus de soixante-dix ans plus tôt.
Le bruit de semelles, le froissement de vêtements se faisaient plus précis et, à présent, des halètements, quelques bribes de voix s’y ajoutaient.
Morane et Ballantine étaient venus sans armes. Pourtant, au cours du trajet souterrain, ils avaient récupéré, le premier une épaisse barre de fer, genre levier, le deuxième une masse de carrier oubliée là sans doute par des travailleurs lors de la démolition du quartier. Des ustensiles dévorés par la rouille, mais dont ils comptaient bien se servir en cas de coup dur.
Les sons se précisaient encore. Et, soudain, comme jaillis du néant, les hommes apparurent. Un d’abord… Puis deux… Puis cinq… Puis dix…
Vêtus de hardes, jeans élimés, T-shirts souillés, blousons râpés, ils marchaient en traînant pour la plupart des baskets éculés, ou de vieilles chaussures militaires, vestiges d’on ne savait quels conflits oubliés.
Ils étaient une quarantaine à présent. Des Noirs, des Maghrébins, faciles à reconnaître à leur type, leur allure. Quelques chevelures et peaux claires indiquaient des gens venus du Nord, ou de l’Est, Polonais, Russes ou Baltes. Autant des épaves que des hommes. Ce qui frappait surtout chez eux, c’était leur air d’être ailleurs, d’être dépourvus de toute réaction psychique. « Drogués ou en état d’hypnose », supposèrent Morane et l’Ecossais.
Selon toute évidence, il s’agissait d’immigrés en situation irrégulière qui, plutôt que de risquer d’être expulsés, avaient choisi la clandestinité.
Mais ces infortunés n’étaient pas seuls. D’autres hommes se mêlaient à eux. Ils étaient une demi-douzaine. Des loups à visage humain. Des yeux brillant de haine et de fureur carnassière. À leurs poings, des lames courbes brillaient d’un éclat sanglant sous la lueur dansante du pétrole enflammé.
— Les dacoïts ! murmura Bill Ballantine.
Les tueurs fanatisés de l’Ombre Jaune. D’une origine asiatique mal définie, leur maître leur avait donné ce nom de dacoïts en souvenir des bandes d’assassins et de voleurs qui, aujourd’hui encore, opèrent sous ce nom en Inde et en Birmanie. Sur un seul ordre de Monsieur Ming, ces dacoïts tuaient sans pitié, en se servant de préférence du poignard dont ils usaient avec une dextérité démoniaque.
Instinctivement, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient rapprochés l’un de l’autre, épaule contre épaule d’abord, puis dos à dos, afin de faire bloc en cas d’attaque. Leurs mains serraient plus fort leurs armes improvisées. Bill, le manche de la masse de carrier ; Bob l’épais levier d’acier.
— Ou je me trompe fort, commandant, fit tout bas Ballantine, ou on va devoir une fois de plus prouver qu’on n’est pas manchots et…
Un rire sonore – un ricanement plutôt – avait éclaté, coupant la parole à l’Écossais, et tous les regards s’étaient tournés dans la direction d’où il venait. Puis, le rire éclata à nouveau. Plus proche… Plus sonore… Plus menaçant…